CHAPITRE III

 

 

Rowena avait treize ans lorsqu’elle vit le marchand de nuages pour la première fois. Trois années auparavant, lé soleil vert avait plongé au sein du miroir et s’était paré d’un bleu paisible, profond, de ce même bleu qui brillait au fond des yeux de la princesse.

Elle grandissait rapidement, laissant déjà deviner sous son enveloppe juvénile la femme qu’elle allait devenir. En cela non plus les fées n’avaient pas menti : aucune autre enfant ne pouvait surpasser sa beauté. Son visage, au teint pareil à l’ivoire, entouré par la cascade de sa chevelure éternellement noire, possédait un charme étrange auquel étaient sensibles tous les habitants du château. Chacun l’aimait et l’admirait : les maîtres pour sa beauté, les serviteurs pour sa gentillesse et tous pour le sourire qui parfois s’en venait parer ses lèvres dorées.

Mais Rowena ne souriait plus guère ; peu soucieuse de partager les jeux et les bavardages des nobles damoiselles de son âge, elle passait le plus clair de ses journées enfermée dans sa chambre, observant rêveusement à sa fenêtre le vol des oiseaux dans le ciel mauve. Et si elle se laissait aller à jouer du luth, ce n’était que pour de lentes ballades plaintives et mélancoliques.

Le roi ne laissait pas de s’inquiéter de cette attitude, craignant que sa fille souffrît de quelque langueur, mais lorsqu’il l’interrogeait elle répondait invariablement qu’elle se sentait bien, que simplement elle souhaitait rester seule.

A Angiosta seulement elle avoua qu’elle s’ennuyait. Les deux seules choses où elle trouvât réellement du plaisir étaient les livres et les promenades à cheval, en compagnie de Ghénarys. Mais le chevalier ne la conviait que rarement à l’accompagner dans la campagne ; sans doute avait-il mieux à faire que s’occuper d’une petite fille qui le considérait comme son héros, ainsi que le faisaient toutes les autres petites filles, même si celle-ci était princesse de Fuinör. Elle ne lui en voulait pas de cette attitude, en était simplement peinée.

Quant aux livres... Elle avait lu tous ceux que recelait la bibliothèque et qui étaient autorisés aux dames, les avait d’ailleurs trouvés, pour la plupart, totalement insipides : ce n’étaient que romans courtois où le même preux chevalier arrachait toujours la même noble dame des griffes du même baron félon, avant de sauver le trône de Fuinör par la seule force de son bras. Seuls les noms des personnages changeaient. Et la morale elle aussi en était toujours la même : « Femme ! Tu serviras ton époux et ton roi, te feras belle pour leur plaisir et t’abstiendras de toute pensée personnelle ! »

— C’est injuste ! dit un jour Rowena.

Mais par amour pour elle, la vieille servante se garda bien de répéter ces paroles, ne sachant que trop ce qui arriverait si elle ne tenait pas sa langue.

 

Il faisait inhabituellement chaud cette année-là. Depuis la fonte des neiges, Fuinör n’avait pas connu un seul jour de pluie et, si certains se réjouissaient d’avoir aussi beau temps, le roi et ses conseillers n’en mesuraient pas moins les conséquences : dans la contrée des semailles, les cultures refusaient de lever, ou bien étaient brûlées sur pied avant d’atteindre le moment de la récolte. Manquant d’eau et de pâturages, les animaux domestiques dépérissaient. Alors que commençait la saison des fruits, cette situation faisait craindre une période de famine telle que le pays n’en avait pas connu depuis des décennies.

Un message de détresse fut envoyé aux fées, lesquelles répondirent que malgré leurs pouvoirs elles ne pouvaient commander aux forces de la nature ; selon elles, la seule personne connaissant le moyen de mettre un terme à la sécheresse était le légendaire marchand de nuages, dont parlaient les chroniques. C’était lui qui, disaient ces dernières, se chargeait de faire prospérer les cultures aux premiers temps de Fuinör. Mais elles disaient également qu’un jour il avait disparu et que nul n’avait plus entendu parler de lui. Turgoth lui-même , malgré le respect qu’il possédait pour ses ancêtres, le considérait plus comme un élément de la tradition populaire que comme un personnage historique, et ne s’attendait certes pas à le voir paraître au château.

Un matin apparemment semblable aux autres, ce fut pourtant ce qui arriva.

Rowena fut sans doute parmi les premières personnes à l’apercevoir, bien qu’elle fût alors à cent lieues de soupçonner son identité. A son habitude, elle s’était levée de bonne heure et, sitôt habillée, avait gagné son poste d’observation favori : la fenêtre de sa chambre. Ce fut donc de très loin qu’elle vit un cavalier se diriger vers le château. Au début elle n’y prêta guère d’attention, songeant qu’il s’agissait d’un chevalier de retour de quête. Ils ne cessaient de partir à la recherche d’objets mythiques, restaient absents pendant plusieurs saisons, et revenaient invariablement bredouilles mais heureux d’avoir cherché. Parfois Rowena les trouvait un peu ridicules...

Très vite, cependant, elle s’aperçut que le cavalier ne portait pas d’armure et, comme il ne pouvait s’agir d’un serviteur  – ceux-ci n’étant pas autorisés à chevaucher  – ce devait être un étranger. Subitement intéressée, elle redoubla d’attention, et, à mesure qu’il approchait, le détailla sans vergogne. C’était un homme d’apparence jeune, vêtu d’habits multicolores. Il ne semblait pas armé mais portait un objet étrange, accroché dans son dos. Lorsqu’il arriva devant l’enceinte du château. Rowena vit qu’il s’agissait d’un luth.

Un ménestrel ! songea-t-elle, joyeusement. L’homme était un ménestrel ! Il y avait des années que l’on n’en avait pas vu au château. D’un naturel plutôt taciturne, Turgoth ne les faisait point mander et rares étaient ceux qui se présentaient spontanément.

— Angiosta ! cria Rowena. C’est un ménestrel qui arrive !

Oubliant soudain l’amertume qui l’avait possédée pendant les saisons passées, la jeune princesse se précipita hors de sa chambre et dévala les escaliers de marbre, au risque de se rompre le cou, pour aller accueillir l’étranger. Peut-être allait-on enfin s’amuser, dans ce château...

Mais bien sûr on ne lui permit pas de le voir tout de suite. Il ne seyait pas à la fille du roi de se ruer à la rencontre d’un simple roturier, fût-il le meilleur joueur de luth du pays, ce qui n’était sans doute même pas le cas. La tâche de le recevoir fut confiée à des serviteurs qui lui donnèrent de l’avoine pour son cheval et lui permirent de se restaurer, frugalement, dans les cuisines. Lorsqu’il demanda à voir le roi, on lui rit au nez. S’il désirait obtenir ce privilège, il lui faudrait attendre le soir, que le repas fût servi. Alors il pourrait solliciter l’honneur de distraire la noble assemblée.

— Fort bien, répondit-il en souriant. J’attendrai. Moi, je ne suis pas pressé...

 

Lorsqu’arriva l’heure du repas, Rowena revêtit sa plus belle robe, couleur de soleil. Elle l’aimait beaucoup car elle la faisait paraître un peu plus vieille qu’elle n’était en réalité ; elle avait horreur de se sentir encore une enfant quand le regard de Ghénarys se posait sur elle. Mais ce soir-là, pourtant, ce n’était pas en l’honneur du chevalier qu’elle voulait être belle. Les serviteurs n’ayant aucun secret pour elle, elle savait que le ménestrel paraîtrait et, sans vraiment comprendre pourquoi, désirait lui plaire.

S’attendant à le trouver déjà dans la salle à manger, elle courut prendre la place qui lui était réservée, à la droite de son père. Mais dans l’espace limité par les trois lourdes tables de chêne, disposées en U, là où traditionnellement évoluaient troubadours et bateleurs, il n’y avait personne. Rowena inspecta les tables : tous les chevaliers de la cour étaient là, les nobles dames également, conversant bruyamment, mais point de ménestrel. Déçue, la princesse baissa les yeux et sentit s’évanouir sa bonne humeur.

Toutefois, quelques minutes après le début du repas, un héraut vint s’incliner devant le roi.

— Sire, dit-il. Il y a là un ménestrel qui demande la faveur de jouer pour vous.

— Qu’on le chasse ! répondit Turgoth. Je ne...

— Oh, non, père ! s’exclama Rowena, soudain rayonnante. Je vous en prie. Il y a tellement longtemps que je n’en ai point vu. J’aimerais entendre sa musique...

Turgoth eut un geste d’indifférence.

— Si cela peut te faire plaisir... Qu’on le fasse entrer !

 

Le ménestrel était un vivant paradoxe. Ses longs cheveux blonds, qu’il laissait tomber librement sur ses épaules, paraissaient soyeux comme ceux d’une femme. Son visage était fin, ses yeux verts et brillants et, bien qu’il n’eût point l’air d’un jouvenceau, ses joues n’avaient probablement jamais connu la morsure d’un. rasoir. Cependant nul n’aurait pu le dire efféminé. Il était beau, sans aucun doute, mais d’une beauté qui devenait l’expression d’une force étonnante. Malgré sa tenue peu discrète, justaucorps formé de losanges de soie multicolores et poulaines aux longues pointes recourbées, il ne prêtait pas à rire, inspirait même le respect.

Un silence total se fit dans la salle à manger lorsqu’il entra. Le luth qu’il portait était fait d’un bois pourpre que Rowena n’eût pu nommer.

— Sire ! dit le ménestrel. Des âmes indulgentes m’ont parfois reconnu un certain talent pour la musique. Désirez-vous en juger par vous-même ?

Il ne s’était pas agenouillé, n’avait pas même baissé la tête, parlant en regardant le roi droit dans les yeux. Son sourire pouvait sembler un peu ironique.

— Oh, oui ! se hâta de dire Rowena, craignant que son père ne s’offusquât de cette attitude. Chante-nous une chanson !

Le ménestrel se tourna vers elle et, cette fois, s’inclina légèrement.

— Si c’est une dame d’une telle beauté qui le demande, comment pourrais-je refuser ? dit-il.

— Tu parles bien galamment pour un ménestrel, intervint Turgoth, amusé plutôt que fâché. Puisque ma fille souhaite entendre ta musique, je t’autorise à jouer et te ferai payer selon tes mérites. Mais, auparavant, dis-moi donc ton nom et quel est l’endroit d’où tu viens...

— Je n’appartiens à aucun endroit en particulier, sire. Je voyage de contrée en contrée dans tout le pays de Fuinör. Parfois les fées elles-mêmes m’ont accueilli en leur demeure. Et si d’aventure je me fais ménestrel, ce n’est point par besoin mais par goût. Quant à mon nom, je ne sais s’il pourra beaucoup vous éclairer : on m’appelle Aladin.

Puis, sans laisser au souverain le loisir de répondre, il pinça les cordes de son luth et commença à chanter.

La chanson en elle-même n’avait rien de remarquable : ce n’était qu’une simple complainte parlant d’un chevalier qui, bataillant dans la contrée de la guerre, rêvait de revenir en son château et d’emmener sa dame dans celle de l’amour. Rowena avait eu depuis longtemps une réponse partielle à la grande question de son enfance : elle savait désormais que la contrée de l’amour était l’endroit où se rendaient les époux lorsqu’ils désiraient se prouver mutuellement leur passion. On avait toujours refusé de lui dire ce qui se passait alors mais du moins ne se sentait-elle plus aussi ignorante qu’auparavant. Ce ne fut donc pas la chanson qui causa l’émoi qu’elle ressentit. En vérité, alors que les doigts agiles du ménestrel couraient sur les cordes du luth, elle se crut presque transportée dans un autre univers. Des frissons étranges parcoururent tout son corps et, au niveau de son estomac, se créa une petite boule dont elle n’eût pu dire avec certitude si elle était de plaisir ou de souffrance. Car le son de l’instrument était inhabituel, aérien, sans commune mesure avec celui des luths dont elle avait pu user. Et la voix du ménestrel elle aussi semblait irréelle, parfois suave et parfois rude, émouvante, forte et pourtant belle.

Rowena n’était certes pas la seule personne à y être sensible. En fait, la plupart des convives étaient totalement pris sous le charme du chanteur, y compris Turgoth lui-même qui d’ordinaire n’appréciait guère ce genre de divertissements. Seul le vieux conseiller Hormund gardait un air soucieux, dubitatif.

Lorsque la chanson s’acheva, il y eut un long silence dans l’assemblée, comme si chacun eût craint de rompre quelque chose en étant le premier à parler.

— Ta chanson était très belle, dit enfin Rowena. Il m’arrive moi-même de jouer du luth, bien que je n’aie pas ton talent. Si tu restes quelques jours de plus au château, accepteras-tu de me l’enseigner ?

Une nouvelle fois le ménestrel s’inclina devant elle.

— Si le roi votre père m’y autorise, je m’en ferai une joie, princesse.

Rowena lança à Turgoth un regard suppliant qui était bien superflu, le souverain n’ayant apparemment aucune intention de refuser sa permission.

— Ton nom ne m’est pas inconnu, ménestrel ! dit soudain la voix éraillée du conseiller Hormund.

Tous les yeux se tournèrent vers le vieillard. Son corps était desséché et courbé sous le poids des ans mais son regard alerte disait clairement qu’il n’avait rien perdu de ses facultés mentales.

— D’une personne aussi érudite que vous, cela ne m’étonne guère, se contenta de répondre le ménestrel.

Il avait retrouvé le sourire ironique qu’il avait eu en s’adressant au roi.

— Aladin..., continua le vieil homme. C’est le nom que l’on donnait autrefois à un personnage d’une grande puissance : le marchand de nuages.

— On m’a en effet appelé ainsi, il y a bien des années...

De nombreux cris de surprise saluèrent cette dernière déclaration. Avaient-ils vraiment devant eux ce personnage mythique, disparu depuis tant de décennies ? Curieusement, peu de chevaliers doutèrent de la parole du ménestrel : aussi étrange que cela parût, cela expliquait l’aura de puissance flottant autour de lui, qui ne pouvait appartenir à un simple roturier. Quant aux dames, elles ne se risquèrent même pas à émettre une opinion. Comme toujours elles se contentèrent d’attendre celle de leurs époux pour s’y ranger.

— Si tu es vraiment le marchand de nuages, dit Turgoth, que ne t’es-tu présenté ainsi dès l’abord ?

— J’avais le sentiment que mon talent de musicien était plus nécessaire ici que celui de maître des éléments, dit doucement le ménestrel, les yeux fixés sur Rowena.

— Tu te trompais, ami, l’assura Turgoth. Nous aimons certes ta musique, mais nous avons un besoin désespéré de pluie, pour faire cesser l’agonie de nos cultures, dans la contrée des semailles. Peux-tu nous aider ?

— Je crois que je puis, oui !

— Et quel paiement exigerais-tu pour tes services ?

Le sourire du ménestrel s’élargit.

— Pour cette fois je ne vous demanderai rien, Sire, sinon la faveur d’enseigner mes chansons à la jeune princesse, si tel est toujours son désir. Lorsqu’un jour vous aurez besoin de moi à nouveau, il se peut que je me montre plus exigeant...

 

Dès la tombée de la nuit, les premiers nuages commencèrent à se former dans le ciel de la contrée des semailles. Au matin ils crevèrent et il plut toute la journée, rendant un peu de vie au sol desséché et beaucoup d’espoir à tous ceux que menaçait la famine. Le ménestrel, ou Aladin, ou le marchand de nuages, quel que fût le nom qu’on se plût à lui donner, promit des averses régulières durant toute la saison des fruits, assez pour permettre la pousse des cultures mais pas suffisamment pour les noyer. Dès les premières gouttes de pluie, il fut fêté comme un héros et eût-il exprimé des souhaits que le roi les eût exaucés avec empressement et gratitude. Mais apparemment la seule chose qu’il désirât était jouer du luth en compagnie de la princesse. Il lui apprenait de nouvelles chansons, lui enseignait des choses qu’elle ignorait totalement dans l’art du luth et lui permettait même de se servir de son propre instrument.

— Quel est ce bois ? demanda Rowena.

— C’est le Kör, un arbre magique qui pousse au cœur de la forêt. Il n’en existe qu’un, dans tout Fuinör.

— Et combien de luths a-t-il servi à façonner ?

— Un seul également ; celui-ci...

Rowena baissa les yeux, effrayée de la question qu’elle se préparait à poser.

— Ne pourrais-tu en faire un pour moi lorsque tu retourneras là-bas ?

Le ménestrel lui caressa doucement les cheveux. Son regard était toute tendresse.

— Un jour, dit-il. Un jour, peut-être, je te donnerai celui-ci...

Rowena, elle, l’appelait Aladin. Lorsqu’il quitta le château, au bout de quatre jours, ne lui laissant que le souvenir de ses chansons, elle s’aperçut qu’elle l’aimait. Alors elle s’enferma dans sa chambre et se jeta sur son lit en pleurant. Et cette fois, même Angiosta ne put lui arracher la raison de son chagrin.